21

La cloche sonnait…

Il ne rêvait pas vraiment ; il faisait des plans. Et quand il réfléchissait ainsi, au bord de l’endormissement, Marklin voyait des possibilités qui, autrement, lui auraient échappé.

Aller en Amérique. Ils emporteraient jusqu’au dernier élément d’information dont ils disposaient. Au diable Stuart et Tessa. Stuart les avait lâchés. Il les avait déçus pour la dernière fois. Ils emporteraient avec eux le souvenir de la foi et de la conviction de Stuart, sa vénération pour le mystère. Mais ce serait tout.

D’abord, ils prendraient un appartement à La Nouvelle-Orléans, puis ils commenceraient leur surveillance systématique des sorcières Mayfair. Cela pouvait prendre des années mais tous les deux avaient de l’argent. Marklin en avait un peu et Tommy était multimillionnaire. C’était lui qui avait tout payé jusque-là, mais Marklin pouvait subvenir sans problème à ses propres besoins. Ils pourraient même s’inscrire à l’université. Pourquoi pas ?

Dès qu’ils verraient les Mayfair, le bon temps reviendrait.

La cloche, mon Dieu, la cloche !

Les sorcières Mayfair. Il aurait aimé se trouver à Regent’s Park avec le dossier. Toutes ces photos, les derniers rapports d’Aaron. Michael Curry. Aaron avait d’abondantes notes sur Michael Curry. C’était l’homme capable d’engendrer le monstre. L’homme que Lasher avait choisi dès son enfance. Les rapports d’Aaron, enthousiastes mais, sur la fin, soucieux et inquiets, étaient très clairs sur ce point.

Un homme ordinaire pouvait-il acquérir des pouvoirs de sorcier ? Si seulement il s’agissait d’un simple pacte avec le diable ! Et s’il pouvait lui-même acquérir le pouvoir télékinésique du sorcier par transfusion ? Stupide ! Quels pouvoirs ils avaient, ces deux-là ! Rowan Mayfair, médecin et sorcière ; Michael Curry, procréateur de la belle bête.

Qui l’avait surnommé « la belle bête », déjà ? Était-ce Stuart ? Mais où était-il, celui-là ? Salaud de Stuart, vous vous êtes enfui comme un animal apeuré. Vous nous avez quittés sans le moindre coup de téléphone ni le moindre message.

Poursuivre sans Stuart. Bon ! Mais comment se procurer les documents d’Aaron chez sa femme américaine ?

L’essentiel était de quitter la maison mère sans ternir leur réputation. Il fallait demander un congé sans éveiller les soupçons.

Il ouvrit les yeux. Partir d’ici. Pas une minute à perdre. Mais la cloche… C’était le signal de la cérémonie funèbre.

— Réveille-toi, Tommy, dit-il.

Tommy s’était endormi sur la chaise du bureau, la tête penchée en avant. Ses lunettes avaient glissé sur le bout de son nez arrondi.

— Tommy, la cloche !

Marklin s’assit, défroissa ses vêlements du mieux qu’il put et sortit du lit.

Il secoua Tommy par l’épaule.

L’espace de quelques secondes, Tommy eut l’air hagard de quelqu’un qui, au réveil, met un moment à recouvrer ses esprits.

— Oui, la cloche, dit-il en passant ses doigts dans sa tignasse rousse. Enfin ! la cloche !

Ils se débarbouillèrent le visage chacun son tour. Marklin prit un morceau de mouchoir en papier, l’enduisit du dentifrice de Tommy et se frotta les dents avec. Il n’avait pas le temps de se raser. Aller à Regent’s Park, prendre le nécessaire et attraper le premier avion pour l’Amérique.

— Un congé, dit-il. Non, moi je suis pour partir comme ça. Je ne veux même pas retourner prendre mes affaires dans ma chambre. Je suis pour partir sans attendre la cérémonie.

— Ne sois pas bête, murmura Tommy. On dit ce qu’on a à dire, on tâche d’en apprendre le plus possible et, ensuite, on décampe au moment le plus opportun et le plus discret.

Quelqu’un frappa à la porte.

— On arrive ! lança Tommy.

Il lissa sa veste en tweed.

Ni l’un ni l’autre n’étaient très présentables. Marklin avait même perdu sa cravate. Il l’avait enlevée dans la voiture. Il n’aurait jamais dû revenir.

— Trois minutes, dit la voix derrière la porte.

C’était un des vieux membres. Dans un instant, l’endroit allait fourmiller de vieillards.

— Tu sais, finalement, dit Marklin, quand je me considérais comme un novice dévoué, je trouvais déjà tout cela insupportable et, maintenant, j’estime que c’est carrément scandaleux. Se lever à quatre heures du matin… Seigneur ! Il est cinq heures… pour une cérémonie funèbre. C’est aussi stupide que ces rituels druidiques des temps modernes, ou les gens s’habillent avec des draps et se réunissent à Stonehenge au solstice d’été ou je ne sais quand. Bon, je te laisse les rejoindre et trouver les mots appropriés. Je t’attends dans la voiture.

— Tu plaisantes ? dit Tommy en se peignant en vain les cheveux.

Ils sortirent ensemble de la chambre et Tommy ferma la porte à clé. Il faisait plutôt froid.

— Eh bien, vas-y si tu veux mais, moi, je ne remonte pas chercher mes affaires. Ils pourront les récupérer.

— Mais c’est complètement idiot ! Il faut que tu prennes tes bagages comme si tu partais pour une raison normale.

— Je ne peux pas rester ici, je te l’ai dit et répété.

— Et si tu avais laissé des indices compromettants ? Tu y as pensé ?

— Aucune chance.

Les couloirs et l’escalier étaient déserts. Ils devaient être les derniers novices à avoir entendu la cloche.

Un bruit de voix étouffées provenait du rez-de-chaussée. En bas, c’était pire que ce que Marklin avait imaginé.

Des bougies partout et tout le monde habillé en noir !

Toutes les lumières étaient éteintes. L’air était chaud et légèrement écœurant. Il y avait du feu dans les deux cheminées. Et chaque fenêtre avait été drapée de crêpe.

— On ne nous avait pas dit de nous habiller ! murmura Tommy.

— Il y a de quoi avoir la nausée, dit Marklin. Je ne reste pas plus de cinq minutes.

— Ne dis pas de conneries, Mark. Mais où sont les autres novices ? Je ne vois que des vieux.

Une centaine de personnes devisaient par petits groupes. Des cheveux gris partout. Les jeunes membres devaient être ailleurs.

— Viens, dit Tommy en attrapant le bras de Marklin et en le poussant dans le hall d’entrée.

Un fabuleux buffet avait été dressé.

— C’est un véritable festin ! s’exclama Marklin.

Rien que de voir ça, il en avait mal au cœur. Agneau et bœuf rôtis, platées de pommes de terre fumantes, piles d’assiettes et fourchettes en argent.

— Ils sont en train de manger ! murmura-t-il à Tommy.

Toute une kyrielle de vieilles gens remplissaient leurs assiettes. Joan Cross était dans son fauteuil roulant. Elle avait pleuré. Et il y avait ce grand crétin de Timothy Hollingshed qui, tout désargenté qu’il fût, ne se déparait jamais de son aristocratique arrogance.

Elvera passait dans la foule avec une bouteille de vin rouge dans un décanteur. Les verres étaient alignés sur une desserte. Un bon petit verre de vin, ça ne se refuse pas, songea Marklin.

Soudain, il se vit dans l’avion pour l’Amérique, détendu, pieds nus, une hôtesse lui servant un verre et un succulent repas. Ce n’était plus qu’une question d’heures.

Le glas sonnait toujours. Près de lui, des hommes parlaient italien. Un peu plus loin se tenaient de vieux Anglais bougons, les amis d’Aaron, dont la plupart avaient pris leur retraite. Il y avait aussi une jeune femme ou, plutôt, une femme qui paraissait relativement jeune, aux cheveux noirs et aux yeux fortement maquillés. Marklin reconnut encore Bryan Holloway, d’Amsterdam, et les jumeaux anémiques de Rome aux yeux globuleux.

Personne ne regardait vraiment personne mais tout le monde parlait ensemble. L’ambiance était solennelle mais conviviale. Chacun y allait de son couplet sur Aaron, et Marcus semblait complètement oublié. Il y avait de quoi. S’ils savaient comme il avait été acheté à bon compte !

— Un peu de vin, messieurs ? leur proposa Elvera en montrant la rangée de verres à pied en cristal.

On avait sorti la vaisselle des grands jours et les couverts anciens en argent ouvragé.

— Non merci, déclina Tommy. Je ne pourrai pas manger avec une assiette dans une main et un verre dans l’autre.

Un rire s’éleva au milieu des murmures. Joan Cross était seule. Elle avait posé son front sur sa main.

— Mais qui veillons-nous ? demanda Marklin à voix basse. Marcus ou Aaron ?

Les bougies jetaient une lueur éblouissante dans la pénombre. Il cligna des yeux. Il avait toujours aimé l’odeur de la cire mais, là, c’était trop.

Blake et Talmage discutaient avec animation dans un coin. Hollingshed les rejoignit. Selon Marklin, ceux-là approchaient la soixantaine. Mais où étaient les autres novices ? Il n’y avait pas même Ansling et Perry. Que te dit ton intuition, Mark ? Que quelque chose va de travers.

Il se dirigea vers Elvera et la prit par le coude.

— Sommes-nous censés être ici ? lui demanda-t-il.

— Oui, bien entendu, répondit-elle.

— Nous ne sommes pas correctement habillés.

— Aucune importance. Tenez, prenez un verre, dit-elle en lui en mettant un dans la main.

Marklin posa son assiette sur le bord de la longue table. Ce ne devait pas être conforme à l’étiquette, personne d’autre ne l’ayant fait. Mais quelle abondance sur cette table ! Une énorme tête de sanglier rôtie avec une pomme dans la gueule, un cochon de lait entouré de fruits sur un plat en argent. Le mélange des odeurs de viande était appétissant, il fallait le reconnaître. Il commençait à avoir faim. Absurde !

Elvera était partie mais Nathan Harberson était tout près et le contemplait du haut de sa grandeur condescendante.

— Est-ce que l’ordre donne toujours un banquet quand quelqu’un meurt ? lui demanda Marklin.

— Nous avons nos rituels, répondit Harberson d’une voix presque triste. Nous sommes un ordre très, très ancien et nous prenons nos vœux au sérieux.

— Oui, très au sérieux, intervint l’un des jumeaux aux yeux globuleux.

Était-ce Enzo ou Rodolpho ? Ses yeux de poisson lui donnaient un air malade. Lorsque les jumeaux souriaient, comme maintenant, ils étaient tout simplement hideux, avec leurs visages tout ridés. Il existait bien quelques signes pour les distinguer l’un de l’autre, mais Marklin ne se rappelait pas lesquels.

— Nous avons certains principes de base…, dit Nathan Harberson de sa voix de baryton.

— … que nous ne remettons jamais en question, enchérit Enzo.

Timothy Hollingshed s’était approché et considérait Marklin d’un air hautain, comme d’habitude. Ses cheveux étaient blancs et épais, comme ceux d’Aaron. Marklin n’aimait pas son physique. Il lui faisait penser à Aaron en plus cruel, plus grand et d’une élégance plus ostentatoire. Toutes ces bagues. Quelle vulgarité ! Quand est-ce que je vais pouvoir m’éclipser ?

— Oui, certaines choses sont sacrées pour nous, disait Timothy. Comme si nous étions une petite nation indépendante.

Elvera était revenue.

— Et c’est plus qu’une question de tradition, ajouta-t-elle.

— Oui, dit un grand homme aux cheveux sombres, aux yeux noirs comme de l’encre et au visage bronzé. C’est une question d’engagement moral et de loyauté.

— Et de révérence, ajouta Enzo. N’oubliez pas la révérence.

— Un consensus, dit Elvera en regardant Marklin droit dans les yeux – mais ils le regardaient tous –, sur nos valeurs et la façon dont nous devons les préserver à tout prix.

Des gens affluaient encore, tous des vieux. Quelqu’un se mit à rire. C’était parfaitement déplacé.

C’est vraiment bizarre que nous soyons les seuls novices, se dit Marklin. Où est Tommy ? Soudain paniqué, il se rendit compte qu’il l’avait perdu de vue. Non, il était là-bas en train de gober des grains de raisin comme un ploutocrate romain. Ce n’était guère décent.

Marklin adressa un rapide signe de tête aux gens agglutinés autour de lui et se fraya un chemin à travers la foule. Après avoir manqué de justesse écraser les pieds de quelqu’un, il réussit enfin à rejoindre Tommy.

— Mais qu’est-ce que tu as ? lui demanda celui-ci. Détends-toi, je t’en prie. Dans quelques heures, nous serons dans l’avion et…

— Chut ! Tais-toi, dit Marklin, conscient que sa voix n’était plus normale, qu’il ne se contrôlait plus.

C’était le pire moment de sa vie.

Il remarqua pour la première fois qu’on avait mis du tissu noir partout : sur les deux horloges du hall d’entrée et sur tous les miroirs. Il trouvait cela profondément agaçant. Dans sa famille, les gens étaient incinérés et on ne prévenait les autres qu’une fois que c’était terminé. Cela avait été le cas avec ses parents. Il était en train de lire un Ian Fleming sur son lit, en pension, lorsqu’on était venu le prévenir. Il avait hoché la tête et repris sa lecture. « Tu as hérité de tout, d’absolument tout. »

L’odeur des bougies lui donnait mal au cœur. Il y avait des candélabres en argent partout, dont certains étaient incrustés de pierres. Mais quelle pouvait être l’étendue de la fortune de l’ordre ? C’était la faute de gens comme Stuart, qui avait depuis longtemps donné tous ses biens à l’ordre. Cela dit, tout bien considéré, il avait probablement changé d’avis depuis.

Tout bien considéré. Tessa. Le projet. Mais où était donc Stuart ? Avec Tessa ?

Les conversations allaient bon train. Elvera revint et lui servit un nouveau verre de vin.

— Bois, Mark, dit-elle.

— Tiens-toi correctement, Mark, lui chuchota Tommy.

Marklin se retourna. Tout cela était complètement absurde. Quelle idée de festoyer en tenue de deuil au petit matin !

— Bon, ça suffit, je m’en vais ! déclara-t-il d’une voix qui lui sembla exploser et résonner dans toute la pièce.

Tout le monde s’était tu.

Pendant une seconde, le silence total lui donna envie de crier. Crier de panique ou d’horreur.

Tommy le pinça et pointa un doigt vers la porte à double battant qui venait de s’ouvrir. C’était donc la raison de ce silence soudain. Mon Dieu, auraient-ils rapporté la dépouille mortelle d’Aaron ?

Les bougies, le crêpe : la salle à manger était affublée des mêmes décorations mortuaires que l’autre pièce. Marklin était déterminé à ne pas y entrer mais, avant qu’il ne pût faire un geste, il se sentit entraîné vers la porte. Tommy et lui furent littéralement portés par la foule.

Je ne veux pas en voir davantage. Je veux m’en aller…

À mesure qu’ils passaient le pas de la porte, les gens s’alignaient autour de la longue table. Quelqu’un était allongé dessus. Non, pas Aaron ! Ils savent que tu ne veux pas le voir, non ? Ils s’attendent à ce que tu paniques !

Horrible, stupide. Il s’accrocha au bras de Tommy, qui le rappela à l’ordre :

— Tiens-toi correctement !

Ils arrivèrent enfin près de la table. C’était un homme vêtu d’une veste poussiéreuse et portant des chaussures boueuses. Le cadavre n’avait même pas été correctement préparé !

— C’est ridicule, murmura Tommy.

Marklin se pencha lentement pour voir le visage du mort, tourné de l’autre côté. C’était Stuart ! Stuart Gordon mort, avec son visage émacié, son nez en bec d’oiseau et ses yeux bleus sans vie. On ne lui avait même pas fermé les yeux ! Mais ils avaient tous perdu la tête !

Il recula, heurta Tommy et lui écrasa le pied. Le monde s’écroulait autour de lui. Suart est mort, Stuart est mort, Stuart est mort.

Tommy fixait le cadavre des yeux. Avait-il compris que c’était Stuart ?

— Que se passe-t-il ? demanda Tommy d’une voix basse remplie de colère. Qu’est-il arrivé à Stuart… ?

Il était complètement choqué. Sa voix était à peine audible.

Les autres se pressèrent autour d’eux au point de leur faire toucher la table. La main gauche inanimée de Stuart était juste à côté d’eux.

Tout le monde était maintenant serré autour de la table. Assise à l’une des extrémités, Joan Cross fixait Marklin et Tommy de ses yeux rougis.

Personne ne parlait ni ne bougeait. Tous semblaient retenir leur souffle.

— Que lui est-il arrivé ? demanda Tommy.

Personne ne répondit. Marklin ne savait pas où poser les yeux. Il continuait de fixer la tête de Stuart et sa chevelure blanche clairsemée. Tu t’es suicidé, espèce d’imbécile ? Tu as osé alors qu’on était si près du out ?

Soudain, il s’aperçut que tous les regards convergeaient sur Tommy et lui. Une douleur lui serra la poitrine. Il se retourna et chercha désespérément quelques visages connus. Mais Enzo, Harberson, Elvera et les autres le considéraient d’un air accusateur. Juste à côté de lui, Timothy Hollingshed le toisait froidement.

Seul Tommy ne le regardait pas. Marklin suivit la direction de son regard et aperçut Yuri Stefano en costume de deuil, à quelques mètres de là.

Yuri ! Il était donc là depuis le début ! Était-ce lui qui avait tué Stuart ? Stuart n’avait donc même pas été fichu de l’embobiner. L’objectif même de l’interception des fax et de l’excommunication bidon était pourtant que Yuri ne puisse plus jamais réintégrer la maison mère. Et cet idiot de Lanzing qui l’avait laissé s’échapper de la lande !

— Non, dit Elvera, la balle a touché son but. Mais elle n’a pas été fatale et Yuri est revenu.

— Vous étiez les complices de Gordon, jeta Hollingshed avec dédain.

— Ses complices, dit Yuri. Ses petits génies.

— Non ! protesta Marklin. C’est faux ! Qui nous accuse ?

— Stuart vous a accusés, dit Harberson. Et tous les papiers retrouvés dans sa tour vous accusent. Son journal aussi et Tessa elle-même.

Tessa !

— Comment avez-vous osé entrer dans cette maison ? explosa Tommy, rouge de colère.

— Vous n’avez pas Tessa, je ne vous crois pas ! hurla Marklin. Où est-elle ? C’était pour elle !

Pourquoi n’avait-il pas suivi son instinct ? Il lui avait dit de s’en aller et, maintenant, il lui disait clairement : c’est trop tard.

— Je suis citoyen britannique, dit Tommy tout bas. Je ne me laisserai pas juger par un tribunal d’opérette.

Immédiatement, la foule se resserra autour d’eux et les pressa vers l’autre extrémité de la table. Des mains s’emparèrent des bras de Marklin. Cet horrible Hollingshed osait le toucher ! Il entendit Tommy protester de nouveau :

— Laissez-moi tranquille !

Mais c’était trop tard. On les poussait vers le hall d’entrée et l’ascenseur. Impossible de s’enfuir.

Quelqu’un ouvrit les portes du vieil ascenseur et ils furent poussés à l’intérieur. Marklin tenta de se débattre, pris de claustrophobie.

Les portes se refermèrent, Tommy et Marklin coincés entre Harberson, Enzo, Elvera, Hollingshed et quelques autres. L’ascenseur commença à descendre vers les caves dans un bruit de crémaillère.

— Que faites-vous ? demanda-t-il soudain.

— J’insiste pour qu’on nous ramène au rez-de-chaussée, dit Tommy. Relâchez-nous immédiatement.

— Certains crimes sont innommables, dit Elvera. Notre ordre ne peut ni pardonner ni oublier.

— Ce qui signifie ? J’aimerais bien savoir ! dit Tommy.

Le lourd ascenseur s’arrêta dans une secousse. Fermement tenus, Tommy et Marklin furent poussés dans le couloir.

C’était un passage soutenu par des étais de bois, comme dans les vieilles mines. L’odeur de terre était forte. Les autres étaient derrière eux ou à côté d’eux. Au bout du passage, on apercevait deux portes de bois en arc de cercle.

— Vous croyez pouvoir me retenir contre mon gré ? dit Tommy. Je suis un citoyen britannique.

— Vous avez tué Aaron Lightner, dit Harberson.

— Vous avez tué d’autres innocents en vous réclamant de notre ordre, dit Enzo.

— Vous nous avez salis, dit Hollingshed. Vous avez commis les actes les plus vils.

— Je n’avouerai rien, dit Tommy.

— Nous n’avons pas besoin de confession, répliqua Elvera.

— Nous ne vous demandons rien, dit Enzo.

— Aaron est mort en croyant à vos mensonges, intervint Hollingshed.

— Ça suffit ! C’est intolérable, rugit Tommy.

Marklin était incapable de la moindre indignation.

— Attendez, s’il vous plaît, balbutia-t-il. Est-ce que Stuart s’est suicidé ? Que lui est-il arrivé ? S’il était là, il nous innocenterait. Vous ne croyez tout de même pas…

— Gardez vos mensonges pour le diable, l’interrompit Elvera. Nous avons passé la nuit à examiner les preuves et nous avons parlé avec votre déesse aux cheveux blancs. Soulagez votre conscience en nous disant la vérité, si vous le voulez, mais épargnez-nous vos mensonges.

Les silhouettes se resserrèrent autour d’eux en approchant des portes.

— Stop ! cria Marklin. Pour l’amour de Dieu ! Il y a certaines choses que vous ne savez pas à propos de Tessa, que vous ne pouvez comprendre.

— Ne leur donne pas satisfaction, dit Tommy avec hargne. Mon père va s’occuper de nous. Ma famille est très influente. Vous croyez que…

Un bras ferme attrapa Marklin par la taille et un autre par le cou. Les portes s’ouvrirent vers l’intérieur. Du coin de l’œil, il vit Tommy se débattre et donner des coups de pied aux hommes derrière lui.

Un souffle d’air glacé venait des portes ouvertes. L’obscurité. Non, je ne veux pas être enfermé dans le noir.

Il se mit à hurler, incapable de se retenir plus longtemps. Il commença à crier au moment où, sur le seuil, on le poussa vers l’avant, et continua lorsqu’il se rendit compte qu’il tombait dans le vide, Tommy près de lui.

Il heurta le sol. L’obscurité était autour de lui et en lui. Une douleur s’éveilla dans ses membres. Il était allongé au milieu d’objets coupants. En s’asseyant, il écrasa quelque chose qui sentait la poussière et le moisi.

Il cligna des yeux vers la faible lueur loin au-dessus de lui et s’aperçut avec horreur qu’elle venait de la porte par laquelle il était tombé. Tout en haut, des silhouettes étaient penchées sur le trou.

— Non, vous ne pouvez pas faire ça ! cria-t-il en essayant de se mettre debout.

Il ne distinguait pas leurs visages ni même le contour de leurs têtes. Il avait fait une chute de plusieurs mètres, dix peut-être.

— Arrêtez ! Vous ne pouvez pas nous laisser ici ! hurla-t-il en tendant les mains vers eux.

Les silhouettes reculèrent et il entendit les gonds se refermer. C’était le noir absolu.

— Tommy, où es-tu ? cria-t-il désespérément.

Il se mit à tâter le sol, trouvant d’abord d’autres objets friables puis touchant quelque chose de mouillé et de chaud.

— Tommy ! cria-t-il de soulagement.

Il toucha ses lèvres, son nez, ses yeux.

Soudain, il comprit que son ami était mort. Il s’était tué dans sa chute. Les autres s’en fichaient pas mal et ne reviendraient jamais chercher Marklin. S’ils avaient eu l’intention de les remettre aux autorités, ils ne les auraient jamais jetés d’une telle hauteur. Et, maintenant, Tommy était mort. Il se retrouvait seul dans cet endroit cauchemardesque, à côté d’un cadavre auquel il s’accrochait désespérément. Quant aux objets, par terre, c’étaient des ossements.

— Non, vous êtes incapables de faire une chose pareille ! Laissez-moi sortir ! Laissez-moi sortir, je vous dis !

Mais l’écho lui renvoyait ses supplications. Il se mit à pousser des cris sans mots, dont le son épouvantable lui apportait quelque réconfort, probablement le dernier de sa vie.

Finalement, il se tut, les doigts accrochés au bras de Tommy. Peut-être n’était-il pas mort ? Il allait se réveiller et ils inspecteraient les lieux ensemble. Peut-être était-ce ce qu’on attendait d’eux ? Il devait y avoir une sortie qu’ils devaient trouver. Ils étaient probablement censés marcher dans la vallée de la mort pour la découvrir. Leurs frères et leurs sœurs de l’ordre ne pouvaient pas vouloir leur mort. Pas Elvera, cette chère Elvera, ni Harberson ni Enzo ni Clermont, son vieux professeur. Ils étaient incapables d’une telle infamie.

Il se retourna, se mit à genoux mais, quand il voulut se relever, une douleur à la cheville l’en empêcha.

— Je n’ai plus qu’à ramper ! dit-il.

Il se mit à ramper en écartant les débris d’os. Ne pas penser à ça. Ni aux rats. Ne penser à rien.

Sa tête heurta soudain un mur, qu’il suivit. En soixante secondes, il en eut fait le tour. Il se trouvait donc dans un puits.

Tant pis, je vais me reposer et je chercherai une ouverture plus tard. Rien ne presse. Il y a sûrement une fenêtre puisque je sens de l’air frais.

Repose-toi un peu, se dit-il en revenant vers Tommy. Il posa son front sur la manche de son ami. Repose-toi et réfléchis à ce que tu peux faire. Il est hors de question que tu meures ici, jeté dans ce puits par une bande d’illuminés.

Son esprit dérivait. Dommage que Tommy ait rompu tout contact avec sa belle-mère… La banque ! Sa banque s’inquiéterait sûrement s’il ne venait pas chercher son chèque trimestriel. Non, il était décidément impossible que l’ordre les enterre vivants dans cet endroit.

Un bruit étrange le sortit de ses pensées. Il le connaissait mais était incapable de l’identifier. Concentre-toi bien, tu connais ce bruit.

C’est alors qu’il comprit. Bien au-dessus de lui, on empilait des briques que l’on scellait au mortier.

— Mais c’est totalement absurde ! C’est une pratique moyenâgeuse. Ils ne vont pas faire ça. Tommy ! Réveille-toi !

Il se serait bien mis à hurler de nouveau mais c’était trop humiliant. Les autres, là-haut, l’auraient entendu.

Il se mit à pleurer contre la manche de Tommy. Non, ils essayaient seulement de leur faire peur. C’était une sorte de punition temporaire pour leur faire regretter leurs actes avant de les livrer à la justice. Ce devait être une punition rituelle destinée à les effrayer. Il ne pouvait en être autrement. Le plus horrible était que Tommy était mort. Tant pis, il se montrerait coopératif et prétendrait que c’était un accident. Restait à trouver un moyen de sortir.

Je ne peux pas mourir comme ça. J’ai encore tant de choses à faire ! Mes rêves, Tessa…

Au fond de son esprit, il savait que son raisonnement n’était pas valable, mais il continua de réfléchir à son avenir et de se persuader qu’on avait seulement voulu leur faire peur. La mort de Tommy n’était qu’un accident. S’ils avaient su que le trou était si profond, ils ne les y auraient jamais jetés.

Le tout était de rester calme, de se reposer en écoutant le bruit des briques. Non, il avait cessé. La porte était scellée, peut-être, mais il devait y avoir une autre issue. Il la trouverait plus tard.

Pour l’instant, il valait mieux se cramponner à Tommy, rester tout près de lui et attendre que sa panique se calme pour pouvoir réfléchir.

Au fait, Tommy avait un briquet ! Il ne fumait pas mais il en avait toujours un dans sa poche pour donner du feu aux jolies filles, si l’occasion se présentait.

Il fouilla les poches de Tommy et trouva le petit briquet en or dans sa veste. Pourvu qu’il marche encore !

En s’asseyant, il se blessa la main gauche sur un objet dur. Il alluma le briquet. La petite flamme hésita puis se dressa en illuminant le cachot de Marklin.

Les objets friables étaient des ossements humains tombés en poussière ! Un crâne, juste à côté de lui, le regardait de ses orbites vides. Et Tommy était bien mort. Un filet de sang commençait à sécher au coin de sa bouche et dans son cou. Et tous ces os partout !

Il laissa tomber le briquet, se prit la tête entre les mains, ferma les yeux et poussa un long hurlement irrépressible et assourdissant.

 

Taltos
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